J’ignore pourquoi je me suis mis en colère. C’est monté en moi, comme un parasite vous pourrit le sang et vous contamine le cœur, la tête. Ce n’était la faute de personne, mais j’en voulais à tout le monde.
À 14 ans, la mince glace de l’enfance sur laquelle je marchais s’était rompue. Mes parents m’aimaient. Ils avaient de l’argent. J’aurais pu faire ce que je voulais. Je n’avais envie de rien.
Il m’a fallu des années (et un enfant) pour commencer à imaginer comment mon père et ma mère vivaient cela. J’y repense en regardant la télésérie américaine The Killing, dans laquelle une fille de 17 ans est assassinée. Ses parents découvrent alors ses secrets, sa vie en lisière de la leur. Quelle angoisse j’ai dû faire vivre aux miens, inconscient de leur vie intérieure, tout englué que j’étais dans cette colère égoïste et sans objet. À 17 ans, j’ai quitté la maison, la famille, délaissé à moitié mes études. Mes parents ont fait la seule chose possible : ils m’ont laissé me casser la gueule.
Comme ces journées où, à 8 ans, je disparaissais jusqu’au crépuscule pour jouer dans le bois. Comme les soirs où, à 14 ans, j’errais dans le Vieux-Québec. Comme lorsque je rentrais complètement stone à 16 ans. Ils me laissaient vivre ma vie, avec quelques balises mouvantes, courant le risque que j’en perde la maîtrise.
Peut-être avaient-ils confiance : le travail de fond qui me permettrait d’émerger un jour avait été accompli. Ils m’avaient inculqué des valeurs, m’avaient fourni une éducation irréprochable et donné le goût d’une vie riche d’autre chose que des choses, tenant ma main à tous les bons moments. Puis, ils l’avaient lâchée. Sur une période de plusieurs années. Un doigt à la fois.
C’est à cela que je pensais en regardant The Killing. Mais aussi en lisant les statistiques sur la détresse des étudiants : 90 % se disent dépassés par l’ampleur de la tâche et 63 % sont accablés par la solitude. Des chiffres qui proviennent d’un sondage effectué de janvier à avril 2013 par la Canadian Organization of University and College Health. Quelque 30 000 étudiants ont participé à l’enquête, la plus vaste menée à ce jour sur ce sujet.
Presque 10 ans plus tard, elle fait écho à l’article-fleuve « Nation of Wimps », de Psychology Today, dans lequel les directeurs d’universités détaillaient la multiplication des cas graves de troubles de santé mentale, d’abus complètement délirants et de dérives comportementales, que les psychologues attribuent à un manque d’autonomie des étudiants. Ces derniers apprennent à cerner leurs limites, mais trop tard.
Cette tendance se confirme au Québec : une génération de parents poules serait en train de produire une descendance de « moumounes ». Dans La Presse, il y a quelques semaines, on rapportait que le collège de Maisonneuve, à Montréal, organise des réunions dès le mois de juin pour venir à bout des angoisses des futurs étudiants et, surtout, de leurs parents, qui ont peur de ne plus savoir comment accompagner leurs enfants dans leur cheminement scolaire. Des enfants qui sont presque des adultes…
Pour ceux-là, il est trop tard. Leurs parents les ont couvés trop longtemps. Ils ont voulu les préserver du monde. Le choc avec la réalité sera brutal.
C’est ce que je me dis chaque fois que ma fille, qui aura bientôt neuf ans, disparaît du rétroviseur. Chaque fois qu’elle claque la portière pour aller chez des amies du quartier dont je ne connais pas trop les parents. Chaque fois qu’elle part faire un tour à vélo dans cette rue où des crétins font vrombir leurs moteurs. Elle sait ce qu’elle doit faire. Elle apprend à exercer son jugement.
J’essaie de lâcher sa main, un doigt à la fois. J’ai peur pour elle maintenant, afin qu’elle puisse avoir confiance plus tard. C’est le plus difficile des renoncements lorsqu’on est parent. Le sacrifice de notre quiétude, pour que nos enfants puissent apprendre à vivre. Avec, et surtout sans nous.
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Sortir du rang sans complètement en décrocher, ça s’apprend. C’est ce qu’expose le professeur et travailleur social Michael Ungar dans Le syndrome de la mère poule. Une enfance trop encadrée et dénuée de risques est un handicap, dit-il. Le jugement s’apprend, la liberté aussi. Petit à petit. Pendant qu’on l’est.
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