J’ai lu, jeudi matin, le billet de mon collègue blogueur Frédéric Bastien, qui critique la décision rendue récemment par le juge Marc Paradis, de la Cour supérieure.
Celui-ci a condamné l’éditeur d’un magazine de Québec à payer des dommages de 7 000 dollars pour avoir publié des photos d’une femme voilée, de son conjoint et de leur enfant sans leur consentement.
M. Bastien saisit l’occasion pour dénoncer «l’idéologie antiraciste» qui sous-tendrait ce jugement «absurde».
Je me retiendrai d’écrire ici tout ce que je pense de ce texte, mais je soulèverai quand même les points suivants :
1) Avant de s’indigner de voir un juge déclarer que la publication d’une photo sans le consentement du sujet constitue une violation du droit à la vie privée, M. Bastien devrait lire le jugement en question, disponible ici. Il y apprendrait alors que la décision repose presque entièrement sur un précédent bien établi de la Cour suprême — le célèbre arrêt Aubry c. Éditions Vice-Versa — qui a même sa propre page Wikipédia.
M. Bastien sera peut-être rassuré d’apprendre que cette décision, qui date de 1998, mettait en cause la photo d’une jeune femme québécoise «de souche», assise sur un escalier extérieur sur la rue Sainte-Catherine, et que «l’idéologie antiraciste» n’avait pas le commencement d’un début de lien avec le raisonnement de la Cour dans cette affaire — ni dans celle qui nous occupe aujourd’hui.
2) M. Bastien semble par ailleurs considérer que la présence d’une femme voilée accompagnée de son conjoint et de leur enfant en poussette, au marché aux puces de Sainte-Foy, constitue un sujet d’intérêt public qui rendrait inapplicable le recours aux protections de la vie privée — incluant l’exigence d’obtenir le consentement d’une personne avant de publier sa photo.
Or, dans la mesure où peu d’activités sont plus banales et dépourvues d’intérêt qu’une visite au marché aux puces de Sainte-Foy, on se demande bien ce qui, en vertu des critères de M. Bastien, ne constitue pas un sujet d’intérêt public.
On devine la réponse : c’est la présence même d’une femme voilée qui est d’intérêt public, où qu’elle soit, et celle-ci ne devrait donc bénéficier d’aucune protection de sa vie privée. La conclusion est claire : ces protections ne bénéficient pas également à toutes les catégories de citoyens. Les Québécoises voilées, de même que leurs conjoint et enfants, n’ont donc pas les mêmes droits que les Québécoises non voilées. Les contours de l’idéologie anti-antiraciste prennent forme.
3) Si M. Bastien réfère à la décision du juge Paradis, ce n’est évidemment qu’à titre de prétexte pour se lancer dans une énième dénonciation du «gouvernement des juges», jérémiade populaire parmi les partisans de la Charte des valeurs. J’ai déjà écrit à propos de cette indignation populiste, et les extraits suivants apparaissent pertinents au cas qui nous occupe :
«Le mépris évident de M. Drainville et de ses acolytes envers le processus de contrôle judiciaire de sa loi cherchait précisément à remettre en cause l’héritage du libéralisme, pour revenir à un état politique antérieur où la majorité n’avait pas à s’embarrasser des droits et libertés protégées des individus. En l’absence de telles limites, rien ne s’oppose à l’ambition de l’État de régimenter les croyances religieuses ou politiques — incluant la possibilité d’interdire des pratiques religieuses ou culturelles minoritaires sans autre justification que le malaise anecdotique de la majorité.
Il s’agissait d’un retour assumé à une conception médiévale de la politique et de la démocratie, où l’enjeu n’était pas d’interdire ce qui est dangereux, dysfonctionnel, ou immoral, mais simplement d’interdire ce que «Nous» ne voulions pas voir, sans autre justification. Il s’agissait, autrement dit, d’ajuster la liberté des uns au malaise des autres.
Ainsi, les individus, plutôt que d’être libres jusqu’à preuve du contraire — preuve qui doit normalement satisfaire des critères rigoureux — se retrouvaient dépourvus de droits et de libertés, hormis ceux et celles que les aléas de la volonté majoritaire voulaient bien leur octroyer ou leur retirer, au gré de leurs préférences et leurs préjugés. C’est la définition même de la pensée antilibérale et de la dictature de majorité.
N’en déplaise à certains exaltés qui rêvent d’un retour au mob rule, les chartes des droits contraignent effectivement le fantasme d’une démocratie débridée et la pleine «liberté du peuple». Elles empêchent également les sociétés de répéter les graves erreurs du passé : totalitarisme, lynchages, génocides, politiques discriminatoires visant une race ou une religion minoritaire.
Loin de constituer une menace subversive pour l’humanité, les chartes des droits et libertés rendent explicite la frontière de la civilisation moderne en imposant des balises sécuritaires — presque conservatrices — issues d’expériences désastreuses. Les individus et les groupes qui choisiront de les rejeter devraient avoir, à l’avenir, le courage d’assumer publiquement leur régression politique.»
* * *
À propos de Jérôme Lussier
Jérôme Lussier est juriste et journaliste. Au cours des dernières années, il a notamment travaillé à Radio-Canada et tenu un blogue au journal Voir, en plus d’avoir été conseiller politique à la Coalition Avenir Québec. Il blogue sur les enjeux sociaux et politiques contemporains à L’actualité depuis 2013. On peut le suivre sur Twitter : @jeromelussier.
Cet article M. Bastien et les catégories de citoyens est apparu en premier sur L'actualité.
Consultez la source sur Lactualite.com: M Bastien et les catégories de citoyens