Illustration : Marie Mainguy
Pour sauver la planète, il faut manger des insectes, affirmait l’an dernier l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), à l’issue d’une analyse poussée entamée il y a 10 ans. Alors que la terre comptera neuf milliards d’habitants d’ici 2050, l’entomophagie pourrait satisfaire les besoins grandissants en protéines de la population, sans qu’on ait à abattre toutes les forêts pour établir des pâturages ou à vider les océans de leurs poissons.
Selon les études compilées par la FAO, il faut deux kilos de nourriture pour obtenir un kilo d’insectes, contre environ 10 kilos de fourrage pour un kilo de bœuf. Et les bibittes ne sont pas difficiles, puisqu’on peut même les nourrir de déchets ! Produire un kilo d’insectes émet en outre jusqu’à 100 fois moins de gaz à effet de serre que produire un kilo de porc. Deux milliards de personnes sur la planète consomment déjà près de 2 000 espèces d’insectes. Sommes-nous prêts à leur emboîter le pas et à remplacer nos cretons par du pâté de chenilles ?
« Jamais de la vie ! » s’exclame Lorraine Brissette, membre d’un groupe de gens consultés par l’Insectarium de Montréal pour réfléchir à la rénovation du complexe muséal, prévue pour 2017. « Quand on nous a proposé des muffins aux vers de farine pour voir ce qu’on pensait de l’aménagement d’un coin bouffe entomophagique, je n’ai jamais voulu y goûter, raconte cette retraitée de Montréal. Rien que l’idée m’écœure ! Je suis sensible à l’environnement, mais je serai végétarienne avant d’être insectivore », dit-elle en riant.
La FAO reconnaît qu’il faudra toute une métamorphose des habitudes alimentaires avant que le hamburger de sauterelles sauve les enfants d’Afrique et les forêts d’Amazonie. Le défi est colossal : il faudra vaincre nos réticences, mais aussi développer l’élevage, le réglementer pour qu’il soit sécuritaire, et rendre cette nouvelle nourriture concurrentielle.
Macarons aux fraises, balsamique et grillons, falafels aux vers de farine ou mélange de noix et de vers de farine… L’insectarium de Montréal a su apprivoiser des becs fins avec sa fête Croque-insectes, de 1993 à 2005. – Photo : Insectarium de Montréal
Mais le papillon pourrait émerger du cocon plus vite que prévu, sous les efforts conjugués des scientifiques, naturalistes, gastronomes, industriels et autorités sanitaires, de plus en plus nombreux à s’y intéresser. Du 26 au 28 août, Montréal accueillera d’ailleurs le premier congrès nord-américain sur l’entomophagie, organisé par l’Insectarium et Alimentary Initiatives, un groupe de réflexion de Toronto qui se consacre à l’alimentation de l’avenir. Des centaines de personnes viendront y discuter des progrès dans ce domaine.
Au Québec, aucun restaurateur n’a encore osé mettre des insectes à son menu. Mais ailleurs en Occident, des dizaines de restos, cuisines mobiles et autres comptoirs de plats à emporter ont franchi le pas dans les derniers mois, misant sur l’exotisme ou l’avant-gardisme de l’entomophagie.
La palme de l’audace revient à René Redzepi, chef du célèbre restaurant Noma, à Copenhague, qui a mis sur pied un laboratoire pour étudier le potentiel gastronomique des insectes. En se basant sur l’entomophagie traditionnelle, le Nordic Food Lab invente des recettes susceptibles de plaire aux non-initiés et analyse leurs réactions. Ses chercheurs sont très fiers de leur soupe aux larves d’abeilles, au délicat parfum de noix et de beurre, et de leur mousseline de teignes. À quand le caviar de mouches noires ?
Des produits sont aussi apparus dans les épiceries. Aux États-Unis, on peut acheter dans une centaine de magasins les barres tendres aux criquets — riches en protéines et en oméga-3 — de la société Chapul, fondée par des mordus de plein air du Colorado. Aux Pays-Bas, les buqadillas, croustilles épicées faites à 40 % de vers de farine moulus, sont à la mode pour l’apéro. Au Québec, on ne trouve pour l’instant que diverses friandises à l’Insectarium de Montréal, ainsi que des mopanes — gros vers très populaires dans tout le sud de l’Afrique — dans quelques commerces spécialisés.
« Nos chefs sont encore frileux, mais cela pourrait changer rapidement si l’entomophagie devient à la mode », croit le chef Jean-Louis Thémis, professeur à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie de Montréal et auteur du livre Des insectes à croquer, publié en 1997. « Il y a quelques années, manger du poisson cru aurait semblé tout aussi barbare à la plupart des gens. Puis, on a découvert les sushis, et tout le monde s’y est mis ! » Malgache d’origine, ce cuisinier garde un souvenir ému des chrysalides de vers à soie que sa mère achetait au marché. Du bonbon ! « C’est un goût à apprivoiser. Mais les insectes ne sont pas moins ragoûtants que les escargots ou les huîtres… »
Pour Jean-Louis Thémis, auteur du livre Des insectes à croquer, les chenilles mopanes ne sont pas moins ragoûtantes que les huîtres. – Photos : Charles Briand
Reste que, pour l’instant, ils passent encore, aux yeux de la majorité des gens, pour de la bouffe de pauvre qu’on ingurgite quand on n’a rien de mieux à se mettre sous la dent. Même là où ils font partie de la tradition culinaire, ils ont souvent été délaissés au profit d’aliments plus modernes. Qui se souvient qu’en France ou en Allemagne on a mangé de la soupe de hannetons jusque dans les années 1950 ?
Dans les pays en développement, la FAO et ses partenaires locaux s’activent aussi pour que les insectes ne sombrent pas dans l’oubli, alors que la population s’urbanise et s’ouvre à la modernité, et militent pour l’intégration de ces produits locaux dans les programmes de lutte contre la malnutrition. « Les Éthiopiens avec qui je travaille ont du mal à croire que leur nourriture ancestrale, que beaucoup considèrent comme dépassée, est celle de l’avenir de la planète ! » dit Jakub Dzamba, étudiant au doctorat à l’Université McGill, qui aide des paysans à perfectionner leurs élevages de criquets. Les progrès sont encore timides, mais bien réels. Au Kenya, par exemple, on peut désormais acheter des saucisses de termites… pour une fraction du prix d’un hamburger !
Les insectes alimentaires viennent surtout d’élevages artisanaux ou sont prélevés dans la nature, et leur commerce est très peu réglementé. Résultat : dès que la demande augmente, les populations sauvages sont décimées. Au Mexique, les producteurs de mescal font même appel à des gardes armés pour protéger les cultures d’agaves où sont récoltés les gusanos, de grosses larves qui servent à aromatiser cet alcool qui fascine les touristes !
Pour que l’entomophagie progresse, il faudra plus d’élevages à grande échelle, croit la FAO. Aujourd’hui, seuls quelques insectes sont issus de mégafermes : les vers à soie, les cochenilles (pour la teinture), les coccinelles (pour la lutte biologique en agriculture) et des grillons et larves pour les animaux de compagnie exotiques. En Chine, la société Haocheng Mealworm, un des géants de ce secteur, produit 50 tonnes par mois de larves et autres asticots, vendus vivants, séchés ou broyés pour toutes sortes d’usages, y compris l’alimentation humaine. Et en Thaïlande, l’industrie du grillon alimentaire est très développée : on compte plus de 20 000 éleveurs !
« Les techniques d’élevage sont bien maîtrisées pour ces espèces. Mais il faudra des années pour optimiser la production et sélectionner les espèces en fonction de leurs qualités, comme on l’a fait avec les poulets ou les bœufs », explique Christopher Muenze, expert en entomophagie pour la FAO, à Rome. Aux Pays-Bas, où l’entomophagie fait l’objet d’une stratégie nationale de promotion, 17 éleveurs viennent de former l’une des premières associations professionnelles du genre, pour rendre leur industrie naissante plus performante. Produire des insectes n’est pas très coûteux, et le sera de moins en moins si l’industrie se développe.
Une des audacieuses spécialités de René Redzepi, chef du Noma, à Copenhague, et créateur du Nordic Food Lab : l’assiette de poires, d’oignons et de fourmis rousses. – Photos : Restaurant Noma et Peter Brinch
À Montréal, Jakub Dzamba, pour sa part, élabore des techniques d’élevage de ce microbétail à une microéchelle : celle de nos logements, où, croit-il, on pourrait élever des insectes dans un coin de la cuisine, comme on cultive des tomates sur le balcon. Dans son appartement, il a installé un « réacteur à grillons » de la taille d’un petit frigo, où vivent en permanence environ 5 000 grillons domestiques, qu’il engraisse et mange après les avoir fait cuire. « C’est un peu comme un composteur, sauf qu’il doit être conçu pour que les insectes restent bien propres, qu’ils ne s’échappent pas… et qu’ils ne chantent pas trop ! » raconte l’étudiant, une référence dans le petit monde de l’entomophagie.
La valeur nutritionnelle des insectes est très variable, et encore peu documentée. Mais les résultats compilés d’études portant sur 263 espèces comestibles montrent qu’elles renferment des quantités intéressantes de protéines, acides gras insaturés, acides aminés essentiels, vitamines et minéraux. Certaines sont très riches : les termites, par exemple, apportent autant d’énergie que le chocolat, et les chapulines, des sauterelles très populaires dans la région d’Oaxaca, au Mexique, contien-nent en proportion environ deux fois plus de protéines que la viande de bœuf !
Le risque de transmission de maladies, qui en inquiète certains, est-il réel ? Selon la FAO, il est a priori moins élevé pour les insectes que pour les mammifères ou les oiseaux qu’on met dans nos assiettes, avec lesquels l’humain partage plus de sensibilité aux microbes pathogènes. Il y a aussi peu de chances qu’on développe beaucoup d’allergies, pas plus en tout cas qu’avec les autres aliments. D’ailleurs, sans le savoir, nous mangeons déjà des insectes tous les jours, cachés dans les fruits et légumes, la farine ou le chocolat ! Au Canada comme ailleurs, les règlements sanitaires ne garantissent pas l’absence totale d’insectes dans nos aliments, qui serait injustifiée et bien trop contraignante. Ainsi, le ministère de la Santé du Canada accepte par exemple 10 insectes par 225 g de raisins secs, ou 35 fragments pour 25 g de café moulu. Et on y survit très bien !
« Le grand défi, aujourd’hui, c’est de bâtir une réglementation adaptée à la production d’insectes destinés à la consommation humaine. Il y a beaucoup de recherche à faire pour vérifier de quelle façon les conditions d’élevage influencent la qualité des produits, et établir des guides de bonnes pratiques », explique Christopher Muenze.
Mark Emil Hermansen, du Nordic Food Lab, au Cooking Festival de Copenhague, en 2012. Les chercheurs du labo inventent des recettes susceptibles de plaire aux non-initiés, comme des entrées aux sauterelles (ci-dessus). – Photos : Copenhagen Cooking Festival et Chris Tonnesen
Au Canada, la Loi sur les aliments et drogues ne fait pas un cas particulier des insectes, qui doivent simplement être jugés propres à la consommation et bien étiquetés. Quelques produits importés sont déjà approuvés, comme le gusano du mescal mexicain, des vers de farine grillés et des sucettes contenant scorpions ou araignées (ces arthropodes sont considérés comme des insectes) produits aux États-Unis.
Au Québec, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ) veille en outre à ce que les insectes soient préparés selon les normes d’hygiène et de salubrité en vigueur pour les autres aliments. « On délivre quelques permis chaque année, mais la demande est encore très limitée », explique Johanne Mainville, conseillère en salubrité des aliments au MAPAQ.
En Belgique, les autorités sanitaires viennent d’approuver en bloc l’élevage et l’utilisation à des fins alimentaires de 10 espèces d’insectes, une première en Occident. Elles espèrent ainsi mettre fin à l’anarchie dans un marché en pleine croissance, dans lequel nombre de restaurateurs et d’éleveurs artisanaux se passaient d’autorisations, jugées trop lourdes, pour vendre grillons, criquets et autres vers de farine. « Dans bien des pays, les insectes tombent encore dans une zone grise pour ce qui est de la réglementation, ce qui freine les élans des producteurs », estime Christopher Muenze.
D’ici 2050, la demande d’aliments pour les animaux d’élevage augmentera de 70 %, prévoit la FAO. Les humains feront peut-être la fine bouche devant les insectes pendant encore plusieurs années, mais les porcs, poulets et autres saumons pourraient bien y goûter rapidement, si les élevages industriels d’insectes deviennent concurrentiels.
En attendant, vous reprendrez bien quelques grillons grillés ?
Photo : Insectarium de Montréal
Y goûter… ou pas
L’Insectarium de Montréal a fait figure de précurseur en organisant, dès 1993, la fête annuelle Croque-insectes, où la population était invitée à déguster fourmis et autres grillons au chocolat. « Même si on a dû y mettre fin en 2005 pour des raisons d’organisation, cette activité était très courue. Elle a déjà contribué à changer les mentalités », estime la directrice, Anne Charpentier. Le futur resto de l’Insectarium, qui ouvrira en 2017, permettra de goûter aux insectes à longueur d’année.
Dans les écoles de Montréal, les dégustations proposées par le Groupe uni des éducateurs-naturalistes et professionnels en environnement (GUEPE) sont très demandées. « Les enfants finissent presque toujours par essayer, alors que bien des enseignants rechignent ! » raconte Antoine Pin, éducateur au GUEPE, qui croit que les générations futures se montreront bien plus ouvertes. La première réaction de dégoût passée, beaucoup de jeunes apprécient les vers de farine grillés et aromatisés au cheddar que leur propose l’animateur, qui goûtent surtout… l’arôme artificiel de fromage. Mais certains refusent net d’y goûter, par peur d’être mangés de l’intérieur. D’autres affirment qu’ils sentent les insectes bouger dans leur bouche, même s’ils sont morts depuis longtemps !
Le chef David Faure – Photo : Valery Haché/AFP/Getty Images
Dans un resto près de chez vous
À Toronto, les tacos de criquets du restaurant Atlantic, rue Dundas, attirent les curieux, tout comme le croustillant de grillons au sarrasin de David Faure, chef du restaurant gastronomique L’Aphrodite, à Nice. Les Américains n’ont plus besoin de se rendre dans la région mexicaine d’Oaxaca pour croquer dans les chapulines, des sauterelles frites à l’ail et au citron. On en trouve maintenant dans la plupart des métropoles des États-Unis, tout comme bien d’autres des quelque 500 espèces d’insectes consommées traditionnellement au Mexique.
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