Harry Moser aurait pu couler des jours tranquilles à profiter de sa retraite, après 45 années sur les planchers d’usines. Mais cet homme de 70 ans — qui a vu sa ville natale d’Elizabeth, au New Jersey, décimée par la fermeture de l’usine de machines à coudre Singer, au milieu des années 1970 — a plutôt choisi de se battre pour rapatrier des emplois manufacturiers aux États-Unis.
En 2010, il a fondé la Reshoring Initiative, un organisme sans but lucratif qui vise à « ramener au pays » d’ici 5 à 10 ans un total de trois millions d’emplois, dont un million dans le secteur manufacturier. Aidé par la conjoncture économique, Harry Moser tente de démontrer aux dirigeants d’entreprises que produire en sol américain n’est pas seulement bon pour la patrie, mais aussi pour les profits.
En 2013, selon le Boston Consulting Group, 54 % des patrons de sociétés manufacturières américaines songeaient à rapatrier aux États-Unis la fabrication de leurs produits, contre 37 % en 2012. Apple et GE ont d’ailleurs recommencé à fabriquer certains modèles d’ordinateurs et de réfrigérateurs sur le territoire américain.
Ingénieur diplômé du MIT et ex-président du fabricant suisse d’équipement industriel Charmilles Technologies, cet homme affable, au crâne dégarni et à la carrure imposante, est devenu l’apôtre du made in America. Il était récemment de passage à Montréal et a répondu aux questions de L’actualité.
Que veut dire « reshoring » ? De quoi parle-t-on au juste ?
Beaucoup de termes sont utilisés pour décrire ce concept, comme réindustrialisation, relocalisation, certains parlent même de démondialisation… Mais essentiellement, ce qui se produit est le contraire de l’offshoring [délocalisation]. Depuis 10 ans, les grandes entreprises manufacturières ont fermé des usines aux États-Unis et envoyé des milliers d’emplois en Asie ou au Mexique, parce que les coûts y étaient plus bas. Ces dernières années, elles ont tendance à rapatrier au pays cette production et ces emplois.
S’agit-il d’une réelle tendance ou ces entreprises ne sont-elles encore que des exceptions ?
L’an dernier, environ 21 % des grandes sociétés se sont engagées activement dans un processus de relocalisation, soit deux fois plus qu’en 2012. Nous avons aussi de plus en plus de demandes d’entreprises qui veulent évaluer s’il ne serait pas plus rentable ou pour elles de le faire.
Qu’est-ce qui explique ce phénomène ?
J’aimerais dire que ce sont les efforts que nous faisons pour convaincre les entreprises, mais ce serait très égocentrique ! En fait, il y a deux facteurs principaux : d’abord, les salaires en Chine augmentent de 18 % par an, contre 2 % aux États-Unis. À partir de 2015, si on inclut les frais de transport, le coût net de production en Chine sera plus élevé qu’aux États-Unis. Le deuxième facteur est la découverte du gaz de schiste, qui a fait baisser le coût de l’énergie.
Mais il n’y a pas que la Chine ; d’autres pays où les coûts sont moins chers peuvent devenir intéressants pour les entreprises. Pourquoi reviendraient-elles nécessairement aux États-Unis ?
En fait, 60 % des entreprises sous-estiment les coûts de la délocalisation, que ce soit en Chine ou ailleurs. Elles regardent seulement le prix et oublient de calculer les risques liés à la contrefaçon, à l’approvisionnement et à la qualité, les coûts de déplacement, le cours des devises et les écarts de productivité. Au final, elles omettent de tenir compte de 20 % des coûts totaux de production à l’étranger. Les consommateurs préfèrent aussi de plus en plus les produits made in America, qu’ils associent à une plus grande qualité.
Quelles sont ces entreprises qui reviennent au bercail, et dans quels secteurs ? Avez-vous des exemples ?
Parmi celles qui relocalisent — elles sont plus de 500 —, il y a GE, Apple, Motorola, Ford, Caterpillar, Whirlpool, Scovill, Ace Manufacturing, Intel, GW Plastics et bien d’autres. Cela touche plusieurs secteurs industriels. Apple, par exemple, créera 200 emplois en rapatriant une partie de sa production du MacBook Pro au Texas. Les autres sociétés fabriquent principalement des électroménagers, du matériel de transport, de la machinerie et de l’équipement électronique.
Relocalisent-elles toute leur production ou seulement une partie ?
Ce n’est jamais tout ou rien. Les entreprises ont tendance à rapatrier seulement la fabrication des produits à plus grande valeur ajoutée ou qui sont destinés au marché américain. Quant aux produits de masse ou dont la fabrication exige beaucoup de main-d’œuvre, comme les vêtements, elles continuent de les fabriquer dans les pays émergents.
Pourquoi avez-vous fondé la Reshoring Initiative ?
D’abord, pour des raisons personnelles. Mon grand-père et mon père travaillaient à l’usine de machines à coudre Singer d’Elizabeth, dans le New Jersey. Moi-même, j’y ai travaillé tous les étés pendant mes études. C’était la plus importante usine de Singer au monde et elle a fermé ses portes après 100 ans d’existence ! Voir l’usine ainsi abandonnée m’a donné un choc, et je me suis juré que j’allais faire quelque chose pour rapatrier ces milliers d’emplois perdus.
Combien d’emplois croyez-vous que cela pourrait créer ?
Il y a trois millions d’emplois délocalisés et, à terme, nous souhaitons tous les rapatrier d’ici 5 à 10 ans. Nous estimons que, depuis 2010, environ 100 000 emplois directs ont été créés par le retour de la production aux États-Unis. Pour l’instant, l’effet est nul, car il y a encore autant d’emplois qui partent que d’emplois qui reviennent, mais si la tendance se maintient, on prévoit la création nette de 50 000 emplois par an à partir de 2016 grâce au retour de la production en sol américain.
Comment les entreprises qui reviennent peuvent-elles rester compétitives par rapport à celles qui continuent de délocaliser ?
Bien des usines automatisent leur production. Elles deviendront plus productives en ayant recours à une main-d’œuvre plus spécialisée. Et puis, nous ne disons pas qu’il faut rapatrier toute la production aux États-Unis. Nous disons aux entreprises que si leur but est de vendre aux États-Unis, elles devraient produire ici. Mais si elles souhaitent vendre davantage de produits en Chine, elles devraient augmenter leur capacité de production dans ce pays. L’idée est de produire localement.
Comment le Canada et le Québec peuvent-ils profiter de cette tendance ?
D’abord, les entreprises canadiennes doivent elles-mêmes évaluer la rentabilité de rapatrier leur production au Canada. Ensuite, les entreprises québécoises et canadiennes peuvent profiter de la relocalisation des grandes sociétés aux États-Unis en devenant leurs fournisseurs. Toutefois, elles seront en concurrence avec le Mexique, où les coûts sont plus bas. Leur avantage réside dans la qualité de la main-d’œuvre, mais pour le maintenir, elles devront investir constamment dans la formation.
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