Pour la majeure partie des 50 dernières années, la politique québécoise a été définie par la question nationale. Avant toute autre considération, les individus et les formations politiques se distinguaient et s’opposaient sur la question du statut politique du Québec: on militait pour ou contre l’indépendance du Québec, pour ou contre la préservation de notre lien au Canada. La question de la langue, distincte mais connexe, alimentait aussi régulièrement nos débats.
Le Parti libéral était le parti des fédéralistes, le Parti québécois celui des souverainistes. Au plan économique, le PLQ était un peu plus libéral, et le PQ plus social-démocrate, mais les deux formations ne se distinguaient pas très significativement sur l’axe gauche/droite. Les oppositions les plus énergiques concernaient les relations entre le Québec et le Canada. (La formule péquiste voulant que la souveraineté ne soit «ni à droite, ni à gauche, mais en avant!» exprime bien le caractère secondaire qu’avaient tous les autres enjeux par rapport à la question nationale.)
À l’exception des consensus internes sur l’indépendance ou le fédéralisme, les «tentes» péquistes et libérales étaient relativement diversifiées: on trouvait, de chaque côté, des progressistes et des conservateurs, des ruraux et des urbains, des tenants du laissez-faire et d’un État plus interventionniste, etc. Chaque groupe influençait la personnalité politique de son parti à divers degrés.
Puis, au cours de la dernière décennie surtout, la droite et la gauche ont émergé comme nouveaux pôles de ralliement politique, qui s’ajoutaient aux pôles fédéraliste et souverainiste. La fondation de Québec solidaire, en 2006, en constitue sans doute la manifestation la plus évidente. Le Québec comptait soudain un parti politique non-marginal pour qui la gauche décomplexée primait sur la souveraineté. «L’indépendance si nécessaire, mais pas nécessairement», selon la formule d’Amir Khadir. Dans la tente de QS — contrairement aux tentes péquiste ou libérale — on trouve des souverainistes et des fédéralistes, unis par une certaine conception de la justice, du bien commun et du rôle de l’État.
Si aucun parti politique n’est apparu à l’autre bout du spectre (la défunte ADQ est née à la suite d’un désaccord sur la question nationale, et n’était pas réellement à la droite ce que QS est à la gauche), le discours politique de la droite décomplexée a commencé à se faire entendre lui aussi, notamment via la fondation du Réseau Liberté-Québec et l’émergence de certaines voix médiatiques à tendance libertarienne. Dans ce groupe on trouve aussi des souverainistes et des fédéralistes unis, eux aussi, par une conception de la justice, du bien commun et du rôle de l’État. Et pour la droite «pure» comme pour la gauche «pure», la question nationale est secondaire.
(En entrevue à Tout le monde en parle, le libertarien Éric Duhaime a déclaré sans hésitation qu’il préférait un gouvernement de droite dans un Québec souverain qu’un gouvernement de gauche dans un Québec canadien, avant d’ajouter qu’il était las de cette question. On imagine facilement Amir Khadir, qui a voté NPD aux dernières élection fédérales, préférer un Québec de gauche au sein du Canada qu’un Québec souverain de droite.)
Bien que le PQ et le PLQ soient demeurés les principales forces politiques au Québec, l’émergence des pôles de droite et de gauche a eu un effet déstabilisant sur l’échiquier québécois. L’idée qu’on puisse faire de la politique mainstream tout en considérant la question nationale comme secondaire a même propulsé la Coalition de François Legault à près de 40% d’appuis il y a trois ans. Les obsédés de la souveraineté ou du fédéralisme demeuraient, évidemment. Mais, clairement, un vaste segment de la population avait envie de passer à autre chose.
Jusqu’à tout récemment, donc, la politique québécoise s’analysait principalement sur deux axes: le bon vieux clivage souverainiste/fédéraliste, et les nouveaux pôles gauche/droite. Les souverainistes sont convaincus que l’avenir social, culturel et économique du Québec serait plus radieux si la province devenait un pays, alors que les fédéralistes croient que le rattachement du Québec au Canada est plus avantageux. La gauche considère que l’État devrait taxer et réglementer davantage l’activité économique, pour redistribuer la richesse de manière égalitaire, alors que la droite considère que l’État ne devrait pas interférer avec l’activité économique et qu’il devrait favoriser davantage la liberté et la responsabilité individuelles, suivant un principe de méritocratie.
Mais alors même qu’on commençait à s’habituer à un paradigme politique plus complexe, un troisième axe est apparu: l’axe identitaire. Et tout comme l’émergence d’un axe gauche/droite a soudain permis à des souverainistes et des fédéralistes de cohabiter sous la même tente, l’émergence de ce nouvel axe identitaire brasse les cartes pour faire naître des alliances inattendues.
Si le débat en cours sur la Charte des valeurs consacre cette nouvelle dichotomie, elle ne date pas d’hier. Certains la font remonter au commentaire de Jacques Parizeau sur le «vote ethnique» de 1995, qui avait divisé le clan souverainiste. Le psychodrame des accommodements raisonnables de 2006-2007 a donné la mesure du potentiel électoral et des oppositions viscérales qu’elle suscite. Et le projet péquiste de «citoyenneté québécoise», avancé en 2007, annonçait déjà le virage qu’on observe aujourd’hui. (Ce projet avait déjà été vivement dénoncé par les souverainistes progressistes.)
Ce nouvel axe identitaire oppose deux conceptions de la société. D’un côté le pôle «multiculturaliste», favorable à la diversité culturelle et religieuse, tolérant des choix identitaires personnels, et peu attaché à l’idée d’État-nation ou à la préservation d’une identité traditionnelle et homogène. De l’autre le pôle «monoculturaliste», réfractaire à la diversité culturelle et religieuse, favorable à un encadrement strict des choix identitaires personnels, partisan du concept d’État-nation et défenseur d’une «identité commune» uniforme, qui limite ou assimile la différence.
Ces deux camps ont vu naître, sous leur tente respective, des amitiés impensables il y a quelques mois à peine.
Chez les multiculturalistes, on a vu des ultra-souverainistes d’Option Nationale s’allier aux ultra-fédéralistes du Parti Libéral du Canada. On a vu des féministes demander qu’on respecte le choix des femmes de s’habiller comme elles veulent. On a vu la droite attachée aux libertés individuelles, opposée à l’ingérence de l’État dans les choix privés et réfractaire aux tentatives d’uniformisation sociale, marcher avec la gauche soucieuse d’égalité, opposée à la discrimination, et préoccupée d’intégration socioéconomique et de justice sociale. Tous ces gens unis, malgré leurs divergences profondes sur d’autres enjeux, en faveur d’une société diversifiée et inclusive.
Chez les monoculturalistes, on trouve aussi des souverainistes et des fédéralistes, soudain unis dans leur volonté de limiter ou d’exclure certaines pratiques religieuses minoritaires. On trouve d’autres féministes, convaincues de l’oppression symbolique du voile, et opposées à la liberté des femmes de le porter. On a vu des conservateurs qui voudraient réglementer le cadre identitaire permissible au Québec et imposer une «identité nationale» ancrée dans l’histoire du Québec (incluant le crucifix) marcher avec des ultra-laïcs qui voudraient essentiellement chasser la religion et ses manifestations (incluant le crucifix) de l’espace public. Tous ces gens unis, malgré leurs divergences, en faveur d’une société plus homogène, qui encadre plus étroitement les choix identitaires.
Il est encore trop tôt pour déterminer exactement comment ces nouvelles amitiés affecteront la donne politique québécoise au cours des prochaines années, mais il est clair que l’importance relative accordée à ces valeurs sera déterminante. Entre ses convictions souverainiste, de gauche et multiculturaliste, quel pôle un citoyen X privilégiera-t-il? Quelle sera la priorité d’une citoyenne Y, fédéraliste, de droite et monoculturaliste?
Verra-t-on apparaître de nouvelles formations politiques qui incarneront toutes les nuances de ces allégeances émergentes? La pression populaire pour l’adoption d’un mode de scrutin plus représentatif de l’opinion publique deviendra-t-elle irrésistible?
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Dans une soirée d’Halloween vendredi dernier, j’ai croisé un militant Libéral, début trentaine, qui se disait souverainiste. Un oiseau rare, assurément. Et il semblait sérieux, malgré son costume de Björn Borg. «Je crois à la souveraineté du Québec,» dit-il, «mais pas avec la gang de fous du PQ actuel».
Visiblement, la volonté du PQ de régimenter l’identité nationale a libéré bien des identités politiques.
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