Dans le précédent billet, nous concluions que l’intérêt à court terme des pays occidentaux était de favoriser le noyautage des djihadistes dans des conflits ethno-nationalistes régionaux et de favoriser la négociation politique d’une solution à ces conflits. Quels sont les moyens utilisés par les Occidentaux pour gérer ces conflits ?
La meilleure stratégie serait-elle de porter le fer dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb affectés ? Une simple lecture des objectifs stratégiques d’Al-Qaïda permet de comprendre à quel point ce projet est insensé. L’objectif est d’attirer les pays occidentaux dans des conflits en pays musulman, de « réveiller l’oumma » contre ces envahisseurs et de verrouiller les Occidentaux dans un conflit d’attrition qui se répand dans toute la région concernée.
Parallèlement, il s’agit de montrer que cette intervention occidentale est la preuve que l’Occident veut du mal au monde musulman, tout en suscitant la division en Occident (entre Europe et États-Unis, entre dirigeants et population) sur le bien-fondé de cette intervention.
Enfin, en bon lecteur de Naissance et déclin des grandes puissances de Paul Kennedy, Al-Zawahiri prévoit que les États-Unis sont déjà confrontés à deux des trois motifs de chute des empires : la croissance incessante des coûts de sécurité interne, l’expansion de la présence militaire dans le monde et les coûts associés. Le troisième motif, la concurrence commerciale d’une puissance économique émergente, est en passe de réalisation (voir Abdel Bari Atwan, The secret history of al Qaeda, 2006, p. 221-228.)
Comme je l’argumentais dans G.I. contre jihad, l’essentiel des leviers d’action contre Al-Qaïda sont de nature politique et idéologique, la dimension militaire étant secondaire, voire contre-productive si elle est utilisée à mauvais escient ; le problème étant que les États-Unis recouraient trop facilement à l’armée et ne proposent aucun contre-récit crédible face au récit jihadiste. Comme le dit une source américaine du renseignement dans une formule qui rappelle la guerre du Vietnam : « Tactically, we may have defeated the central leadership, but strategically, they are winning. »
Tout cela est bien et bon, mais si les dirigeants possédaient des « solutions politiques » clé en main pour résoudre les divers conflits qui servent de terreau aux jihadistes, il est peu probable qu’ils les rangent sagement dans un tiroir pour faire la démonstration de leur impuissance, voire de leur incompréhension, de ces conflits devant les médias. Dans ces conditions, l’outil militaire représente bien souvent l’option la moins détestable. Tel est le lot du décideur confronté à une information imparfaite, des moyens limités et un temps de décision réduit.
En prenant en compte toutes ces contraintes, comment juger l’action récente des Occidentaux ? L’action des États-Unis depuis la fin du mandat de Bush et sous les mandats d’Obama est moins inepte que ce que certaines caricatures laissent croire. Face aux jihadistes ayant une réelle capacité internationale, les attaques de drones représentent des gains certains pour des coûts somme toute limités. En effet, ils ont permis d’éliminer des cadres et des leaders capables de fédérer, de planifier, de financer et de nouer des liens avec d’autres groupes. Ces individus étaient des ennemis déclarés qui se voyaient dans une guerre contre l’Occident et utilisaient des moyens militaires : l’utilisation de la force létale contre eux est difficilement contestable de ce point de vue.
De même, la circonspection avec laquelle les pays occidentaux envisagent leur soutien aux rebelles syriens représente bien le fait que la leçon de l’Afghanistan n’est pas répétée mais retenue. Une circonspection que ne partagent pas certaines monarchies du Golfe qui ne voient pas d’inconvénient à soutenir les franges les plus radicales des rebelles. En ce qui concerne le Mali, la France a su contenir son engagement aux objectifs fixés au préalable (mettre un coup d’arrêt à la progression des jihadistes) et est en train de passer le relais aux forces maliennes et africaines.
Si l’outil militaire permet de faire baisser momentanément le niveau de menace, il ne résout pratiquement rien. Pire, il permet même de donner une consécration de champion de la « lutte anti-impérialiste » à des combattants qui demeurent des groupuscules marginaux en nombre et en popularité par rapport aux populations parmi lesquelles ils vivent. Encore pire, l’intervention armée représente précisément le piège dans lequel les jihadistes veulent entraîner les Occidentaux.
En conséquence, ce sont les processus politiques qui sont à privilégier, en particulier le passage de l’autoritarisme vers des formes pluralistes de gouvernance. « Le pays est donc à la croisée des chemins en termes de sécurité : accroître son pluralisme politique, au risque de subir plus d’instabilité (voire de terrorisme) ou prendre un virage autoritaire pour restaurer l’ordre à court terme. » Ce qui est valable pour le Mali l’est également pour l’Égypte. En « volant » les Frères musulmans de leur pouvoir légitimement acquis, l’armée égyptienne offre sur un plateau d’argent le récit d’un revival du coup d’État algérien de 1992 (cent mille morts dans la guerre civile subséquente). En ce sens, le succès du Printemps arabe représente un intérêt de sécurité nationale majeur pour les pays occidentaux. C’est bien en comprenant cela que les États-Unis avaient soutenu l’Égypte de Morsi.
Entre les craintes de l’arrivée au pouvoir de l’islam politique et les impasses de l’autoritarisme, les pays occidentaux ont les plus grandes difficultés à hiérarchiser leurs priorités, à déterminer les moyens d’action à privilégier, ainsi qu’à accepter la décroissance continue de leur capacité à influencer un environnement mondial soumis à des processus subétatiques puissants.
Pierre-Alain Clément
Directeur adjoint de l’Observatoire de géopolitique
Chaire @RDandurand @UQAM
Cet article Les pièges de la lutte contre-terroriste : l’évolution récente du jihadisme (3/3) est apparu en premier sur L'actualité.
Consultez la source sur Lactualite.com: Les pièges de la lutte contre-terroriste l’évolution récente du jihadisme 3/3