Il faut avoir passé les derniers jours sous une roche pour avoir loupé l’intervention des Femen québécoises à l’Assemblée nationale, mardi dernier. Durant la période de questions, trois militantes se sont dénudées, exhibant des slogans pro-laïcité peints sur leur corps, et se sont mises à crier: «crucifix, décalisse!».
Dimanche soir, Xenia Chernyshova, la fondatrice de Femen Québec, a profité de son passage sur le plateau de Tout le monde en parle pour rappeler que Femen n’était pas qu’une lubie d’adolescente hargneuse, mais bien un mouvement féministe mondial florissant; à la fois esthétique, politique, social et culturel. «On est partout !», affirmait-elle. C’est vrai. Les Femen, avec leur «sextrémisme», ont en effet le quasi-monopole de la représentation féministe dans les médias de masse.
Le problème est que leur discours, vindicatif et manichéen, reflète très mal la complexité du mouvement féministe. Le modèle émancipatoire qu’elles prônent, loin de s’adapter à la diversité des luttes féministes à travers le monde, se borne à une définition strictement occidentale de ce que «devrait» être une femme «libre». Les Femen proposent en quelque sorte un modèle de féminisme à taille unique, qu’elles brandissent en vertu d’une certaine conviction de l’exceptionnalisme moral de l’Occident.
D’abord parce que les Femen, qui se disent «radicalement laïques», ont souvent flirté dangereusement avec l’islamophobie. La fondatrice du mouvement, l’Ukrainienne Inna Shevchenko, a été pointée du doigt à plusieurs reprises pour avoir proféré ouvertement des propos islamophobes, sur les réseaux sociaux. Quant aux actions, leur ardeur à cibler l’Islam est telle que même la fameuse Femen tunisienne, Amina Sbouï, a tenu à se distancier publiquement du mouvement, à sa sortie de prison, au mois d’août. Elle refusait que son nom soit associé à un mouvement qu’elle jugeait raciste et islamophobe.
Évidemment, cela ne veut pas dire que le mouvement Femen québécois soit forcément islamophobe. En revanche, en choisissant de s’associer au mouvement, les militantes portent le poids des autres ramifications de celui-ci, qu’elles le veuillent ou non. D’aucuns diront que cela n’a rien à voir, et que les Femen de l’Assemblée nationale ont fait preuve de tact et de courage s’en prenant à un vestige patrimonial qui suscite un malaise, alors qu’on discute collectivement de laïcité.
On dit également que «monsieur et madame tout le monde», dans leurs salons, ne se soucient guère de la rhétorique discutable sous-tendue par le mouvement Femen, alors qu’ils ne font qu’en apprécier les coups d’éclat. Mais si l’on argue que les gens ne perçoivent pas les subtilités du mouvement lorsqu’ils assistent aux actions, comment affirmer qu’ils en saisissent le véritable message?
Dans tous les cas, dans le contexte du débat identitaire, et surtout considérant la multiplication des événements à saveur islamophobe observée récemment, une réserve toute particulière aurait été de mise.
Par ailleurs, il est curieux de constater que les Femen, radicales proclamées, embrassent allègrement plusieurs stéréotypes genrés; principalement dans la manière dont elles se mettent en scène. Les séances de photos glamour, les couronnes de fleurs, le maquillage…
Il m’apparaît donc que le radicalisme dont elles se réclament a principalement trait au caractère agressif et tapageur de leur méthode. Soit. Mais la méthode fait écran au discours.
Les Femen affirment en effet se servir de leur corps de manière subversive en forçant la «désexualisation» de leur nudité. Mais après tout, pourquoi les médias sont-ils si friands de leurs actions? Soyons honnêtes : c’est le sexe qui attire les objectifs des caméras. Pas l’intention révolutionnaire.
À preuve, combien de commentaires de «mononcle cochons» ont été suscités, à la suite des actions Femen? Et de critiques superficielles sur la physionomie des militantes? «Ça met le doigt sur un bobo», diront certains. Pour une poignée d’initiés, certes. Bobo dont on ne doutait pas vraiment de l’existence, d’ailleurs. En faire le constat perpétuel n’avance à rien. Et pour ce qui est de la «vaste majorité», le message se dissout dans la forme, et échoue à sensibiliser.
À l’origine de Femen, il y a une colère viscérale et une volonté résolue d’y laisser cours, sans demander la permission. Elles se réclament d’un féminisme radical et «nouveau genre». Un féminisme rageur et impétueux, qui incite les femmes à se réapproprier leur corps, trop souvent soumis à des contraintes indues. Les Femen encouragent l’usage du corps comme outil politique, afin de court-circuiter sa marchandisation ou tenir tête au dogmatisme.
À cela, on ne peut faire autrement qu’acquiescer, pour autant qu’on ait une sensibilité féministe quelconque. Il y a bel et bien là des enjeux préoccupants. Quant à l’irrévérence, qu’on se le dise, ça prend du courage. Saluons-le.
Ce qui est néanmoins inquiétant, c’est que les Femen tendent à réquisitionner la définition du «féminisme nouveau genre». Mais le «nouveau féminisme», considérant qu’il existe, est tellement plus complexe, profond et nuancé que ces manifestations gueulardes et laconiques. Sa richesse, précisément, loge dans ses nuances. Entre les féministes libérales et les sympathisantes des théories queer par exemple, un spectre mouvant et diversifié. Il n’y a pas un féminisme, mais bien des féminismes. Pourquoi, alors, se borner au manichéisme?
Cet article Femen et le malaise du «sextrémisme» est apparu en premier sur L'actualité.
Consultez la source sur Lactualite.com: Femen et le malaise du «sextrémisme