Membre fondateur du Parti québécois, Jean Dorion milite au sein du mouvement indépendantiste depuis plus de 50 ans. Il a notamment présidé la Société Saint-Jean-Baptiste — de 1989 à 1994 et de 2003 à 2008 — et a été député du Bloc québécois de 2008 à 2011. Mais au lendemain des élections provinciales de 2012, il a, dans une lettre au Devoir, rendu public le malaise que lui inspirait le virage identitaire emprunté par le PQ, particulièrement avec sa Charte de la laïcité, mieux connue ces temps-ci sous le nom de Charte des valeurs québécoises. «Pour la première fois depuis qu’existe le PQ, avouait-il, je n’ai pas voté pour ce parti.»
Aujourd’hui, Jean Dorion persiste et signe. Dans son essai Inclure: Quelle laïcité pour le Québec?, publié le mois dernier, il dénonce la Charte des valeurs comme étant non seulement une «injustice, principalement dirigée contre des femmes», mais aussi «une erreur stratégique aux conséquences désastreuses» pour le projet d’indépendance du Québec. Quelques jours avant les sorties de Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry, il a accordé une entrevue à L’actualité au cours de laquelle il a parlé des motivations du gouvernement Marois, des répercussions de la Charte sur l’avenir du mouvement souverainiste et de son expérience personnelle auprès de femmes voilées.
Dans votre introduction, vous vous défendez de trahir le projet indépendantiste.
Ce projet de Charte est peut-être le coup le plus dur jamais porté au mouvement indépendantiste au Québec. On se détourne de l’immigration, qui constitue une grande partie de l’avenir de la province, et on se détourne aussi des jeunes. J’ai vu les derniers sondages, et les moins de 45 ans n’approuvent ce projet que dans une proportion de 35%. Ce n’est pas en s’éloignant des jeunes et des immigrants qu’on va réussir à faire l’indépendance. Se taire, c’est trahir des idéaux pour lesquels je me bats depuis plus de 50 ans.
Vous dites que la laïcisation n’est qu’un objectif secondaire du projet de Charte.
L’objectif central est de rassembler les gens qui ont peur de la nouveauté, dans ce cas-ci de la présence de quelques milliers de femmes qui portent le foulard. C’est électoraliste et ça ne vise que le court terme.
Bernard Drainville a beaucoup insisté dans les médias sur le «malaise» qu’éprouvent les Québécois à l’égard du voile. Le gouvernement a-t-il le devoir de remédier à de tels malaises?
Une façon d’y remédier, c’est de faire de l’éducation populaire, d’expliquer aux gens qu’il n’y a pas à s’inquiéter et de donner l’exemple en étant tolérant. Si le gouvernement ne se montre pas tolérant, ce sera difficile de combattre l’intolérance dans la société. Je pense que René Lévesque n’aurait pas hésité à donner son point de vue sur ce sujet et qu’il n’aurait pas du tout été dans le sens de ce que fait actuellement le PQ.
Vous affirmez que, dans les milieux nationalistes, il existe une profonde inquiétude en ce qui concerne les choix politiques et linguistiques de bon nombre d’immigrants.
Oui, c’est pourquoi il faut essayer de se rapprocher du milieu immigrant, de s’y faire des amis. Je connais beaucoup d’immigrants qui adhéraient au PQ et qui l’ont lâché à cause de cette Charte. Ils voient dans cette forme d’exclusion un prélude à d’autres sortes d’exclusion. Ce n’est pas rassurant.
Compte tenu de cette inquiétude, le PQ a-t-il la capacité de rassurer les populations immigrantes?
À mon avis, non. Ça aurait été possible pour lui d’expliquer le projet, mais cela suppose une présence dans les milieux des minorités ethniques et religieuses. Je pense que le PQ a décidé de s’appuyer sur ceux qu’on appelait traditionnellement les Canadiens français et sur les quelques personnes qui se sont assimilées complètement. Les autres ne les intéressent pas. Ils voient les immigrants un peu comme un instrument pour les projets de la majorité et rien d’autre. Il n’y a pas grand monde qui aime se faire instrumentaliser comme ça.
Vous parlez beaucoup de votre expérience personnelle auprès de musulmans, entre autres avec Karima, la gardienne de votre fille. Les Québécois, et plus particulièrement leurs élus, ont-ils trop peu de liens avec la communauté musulmane?
Oui, en effet. Et cette situation est peut-être en partie attribuable aux musulmans eux-mêmes. Je pense qu’il faut faire un effort pour en avoir de tels contacts. J’ai connu des femmes qui portaient le foulard et qui travaillaient à l’école que fréquentaient mes enfants, dont celle qui a gardé ma fille. Ces contacts étaient forcés, si je peux dire, car même si ces femmes voulaient se retirer dans leur communauté, elles restent impliquées dans la société par leur travail quotidien. Si on devait les exclure de leur travail, on réduirait encore les contacts et on aboutirait à ce que le PQ prétend craindre: le multiculturalisme. C’est là qu’on aboutit quand on discrimine une minorité: les gens vont nécessairement se replier sur leurs milieux culturels et n’auront pas beaucoup de contact avec la majorité.
Comment répondre alors à ceux qui répliquent que le problème est plutôt systémique — ceux qui, comme Bernard Drainville, affirment que l’islamisation à Montréal est une réalité?
C’est une farce. C’est le sens de l’humour spécial de Bernard Drainville. On n’est pas en train d’islamiser Montréal. Il y a une diversification de la société montréalaise, et les musulmans forment de 3% à 4% environ de la population de la métropole. En 2030, d’après certaines prédictions, ils compteraient pour jusqu’à 8% de la population de l’île de Montréal et pour 4% de celle du Québec. Je n’appelle pas ça de l’islamisation.
Vous dénoncez aussi la perception que les Québécois ont du Canada anglais, et votre vision de l’Angleterre est très différente de celle exprimée par Pauline Marois. Est-ce qu’il y a un problème de désinformation dans le débat?
Je crois, oui. De toute façon, Pauline Marois n’est pas une spécialiste du monde anglo-saxon. On l’a vu quand elle est allée en Écosse rencontrer une personne qui ne voulait manifestement pas la voir. Il y a une mauvaise compréhension du monde anglo-saxon chez bon nombre de membres du Parti québécois.
Je pense qu’en général les Nord-Américains de langue anglaise ont beaucoup mieux réussi l’intégration des immigrants. Il y a plusieurs raisons — économiques, entre autres —, mais il y a aussi une attitude beaucoup plus décontractée. Pourquoi? Parce qu’ils se sentent sans doute plus sûrs d’eux et moins menacés que nous. Je pense que la situation dans laquelle nous sommes placés est difficile, mais elle ne nous inspire pas toujours les bons réflexes. Il ne s’agit pas de devenir anglais; il s’agit de mettre ce que l’on apprend chez les Anglo-Saxons au service de notre propre culture, qui s’exprime en français.
De quels réflexes parlez-vous?
Je pense que le catholicisme est une religion qui n’accepte pas le pluralisme, qui n’accepte pas facilement la liberté de conscience individuelle. Ce n’est pas seulement moi qui le dis. Je prends beaucoup de mes idées chez Alain Peyrefitte, qui était ministre dans le gouvernement du général de Gaulle.
Je pense qu’il y a, dans la laïcité québécoise, cette idée que tout le monde doit être pareil. Une partie des laïcistes aimeraient bien que tous soient athées. Ils ne sont pas capables d’y arriver, alors ils tolèrent le catholicisme à la rigueur, mais pas les autres.
Pourtant, vous avez mené un combat pour laïciser la Société Saint-Jean-Baptiste.
Quand j’ai aboli l’exigence d’être catholique pour en être membre, je n’ai pas dit qu’on ne voulait plus de catholiques; tous étaient bienvenus. On acceptait toute sorte de monde, sans poser de conditions particulières en matière de religion.
Vous dites que le Parti québécois a renoncé à faire en sorte que «les Montréalais apprécient le Québec des régions et que le Québec des régions apprécie la diversité montréalaise». Est-ce une ligne directrice du projet de la Charte que de vouloir séparer Montréal et les régions?
À mon avis, le PQ estime que ce qu’il va perdre à Montréal, il le regagnera en double dans les régions, mais je ne suis pas sûr que cela soit un bon calcul. Une chose est certaine, quels que soient les avantages électoraux, le PQ est en train de ruiner les chances de faire l’indépendance du Québec. Parce que, pour faire l’indépendance, il faut avoir des appuis, peut-être pas majoritaires, mais suffisamment importants sur l’île de Montréal. Si l’île de Montréal est massivement contre la Charte, l’indépendance du Québec sera très difficile à faire.
Avez-vous l’impression d’être sévère à l’endroit des Québécois.
Exigeant, tout simplement. René Lévesque n’est jamais tombé dans la facilité. Ce n’est pas une bonne façon d’agir.
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