Et soudain, tout le Québec attendit Jacques Parizeau.
Après un mois où le débat sur la Charte a accaparé pratiquement toutes les tribunes sociopolitiques (dont celle-ci), la discussion tire à sa fin. Pas parce que la question est réglée: le projet de loi n’est même pas encore déposé, et le gouvernement n’a donné aucun signe qu’il s’apprêtait à changer de cap, malgré les excellentes suggestions qu’on lui a faites. Pas parce que le sujet est moins grave et fondamental qu’au départ: il l’est tout autant, sinon plus. Et certainement pas parce qu’un côté l’a clairement emporté sur l’autre, même si on sent (peut-être) le vent tourner: selon les derniers sondages, la population est profondément divisée sur l’enjeu de la Charte des valeurs.
Si le débat s’épuise, c’est parce que les arguments des deux camps ont pratiquement tous été entendus. Et que le hockey recommence.
Pendant des semaines les pro-Charte ont expliqué que la proscription des signes religieux dans la fonction publique (le seul point réellement en litige entre les deux camps) était nécessaire pour compléter la laïcisation de l’État québécois amorcée pendant la Révolution tranquille. Nonobstant l’avis contraire des commissaires Bouchard et Taylor, ils ont affirmé qu’il existe une crise réelle de la laïcité au Québec, qui exige une réponse calquée sur le modèle français. Ils ont fait valoir que l’interdiction du voile islamique, en particulier, était nécessaire pour protéger la liberté, l’égalité et les acquis des femmes, et pour «imposer notre culture» aux autres. Et ils ont abondamment dénoncé les «idiots utiles» qui ignorent ou sous-estiment la menace de l’islamisme radical — suggérant du coup que la Charte constitue un rempart efficace contre ce péril voilé et/ou barbu.
Parallèlement, les opposants ont expliqué que la laïcité et la neutralité de l’État québécois ne sont aucunement menacées et que la prétendue crise est largement artificielle. Ils ont attaqué la démagogie, la rhétorique populiste et l’opportunisme électoral du gouvernement. Ils ont fait valoir que le principe de séparation de l’église et de l’État n’implique pas la renonciation individuelle à ses croyances et pratiques religieuses et que, loin d’accroître la neutralité de l’État, la proposition péquiste rendrait celui-ci moins neutre en instaurant un biais institutionnel contre l’expression religieuse minoritaire. Ils ont finalement questionné l’utilité et la pertinence de la Charte dans le cadre d’une lutte efficace à l’islamisme radical.
Tout ceci a été exposé et répété sur une multitude de tribunes. Si bien qu’au point où nous en sommes, l’attention s’est largement déplacée de la substance des arguments vers leur auteur.
Un mois plus tard, l’important n’est plus tant ce qu’on dit, mais qui parle.
Sur la question de fond, les deux camps n’ont plus beaucoup de cartouches. Ce qui reste, ce sont les arguments d’autorité: Gérard Bouchard, Françoise David et Richard Desjardins d’un côté; Guy Rocher, Richard Martineau et Martine Desjardins de l’autre. Qui aimez-vous le plus?
Les pro-Charte disqualifient l’opinion des politiciens fédéraux sous prétexte qu’ils ne sont pas Québécois (même quand ils le sont), mais ils applaudissent l’intervention du Français Pierre Moscovici. Les opposants à la Charte, juifs et musulmans, fédéralistes et souverainistes, marchent et chantent ensemble aujourd’hui, mais ils s’opposeront demain. Le PQ clame haut et fort les appuis que sa Charte reçoit de la communauté maghrébine, alors même que les opposants réfèrent constamment aux dissidents souverainistes. À défaut d’apporter de nouvelles explications éthiques ou politiques en soutien à leurs positions, les deux camps cherchent de nouveaux «gros noms» ou des «cas vécus» à ajouter à la liste de leurs appuis.
Même les chroniqueurs et les militants embarquent dans la personnalisation du débat. Lise Ravary, opposante déterminée à la Charte, a récemment publié un long billet autobiographique qui retraçait les origines personnelles de sa résistance à une codification rigide de l’identité nationale. Djemila Benhabib, militante pro-Charte zélée, invoque constamment son expérience personnelle en Algérie pour justifier sa peur de l’islamisme conquérant. La contribution de Jean Dorion au débat en cours s’appuie en partie sur son expérience personnelle avec une éducatrice en CPE voilée. (Un jour j’écrirai peut-être d’où je viens et pourquoi je m’oppose moi aussi à cette Charte.)
Le dernier «gros nom» en lice est évidemment Jacques Parizeau, qui s’apprêterait à se prononcer contre la Charte.
À ce point-ci du débat, il serait étonnant que M. Parizeau avance des arguments qui n’ont pas déjà été invoqués, sous une forme ou une autre, ne serait-ce que par les autres éminents souverainistes opposés à la Charte. Mais vu la force de son aura personnelle, la dissidence de M. Parizeau — si elle arrive — sera impossible à ignorer pour le PQ. Le clan pro-Charte a tout fait pour balayer Maria Mourani et Jean Dorion sous le tapis. Ce sera impossible avec M. Parizeau.
Et pourtant, pourtant, ça devrait n’avoir aucune importance. Le bien-fondé de la Charte des valeurs ne dépend pas de qui l’appuie ou qui la critique. Une idée n’est pas bonne ou mauvaise selon qui la soutient ou la rejette. Dans un monde idéal — évidemment très loin de notre réalité médiatico-politique — la valeur des projets politiques ne devrait pas dépendre de l’aura personnelle de ses partisans ou de ses détracteurs: elle devrait pouvoir se justifier en elle-même, sur la bases d’arguments rationnels.
Si M. Parizeau se prononce contre la Charte, comme certains le prédisent, il est possible que ce soit la fin du projet péquiste. Les médias braqueront les projecteurs sur la fracture de la famille souverainiste. Ce sera une grosse histoire. Le PQ sera dans l’embarras. Les opposants à la Charte seront ravis.
Et pourtant, pourtant, ça devrait n’avoir aucune importance. À moins d’avoir abdiqué leur capacité de penser par eux-mêmes, les authentiques partisans de la Charte ne devraient pas changer d’avis simplement parce que M. Parizeau n’est pas d’accord avec eux. Et les opposants à la Charte ne devraient pas s’émouvoir outre mesure d’un appui tardif à une position dont la justesse et la justice ne dépendent pas de l’identité de ses adhérents.
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