Vêtus de maillots et de cuissards décolorés, sept cyclistes foncent à toute allure dans la poussière de Sanaa sans un coup d’œil pour les maisons en briques de terre ocre, ornées de motifs blancs, qui ont fait la réputation de la capitale du Yémen. « Bande de gais ! Couvrez-vous ! » lance soudain, en arabe, le propriétaire d’un magasin, qui bondit sur le trottoir en jetant une pierre en direction des athlètes. Le groupe, en selle sur une collection de vélos qui, à elle seule, retrace l’histoire du cyclisme, passe son chemin.
Le Yémen est l’un des rares pays du monde où la vue d’un groupe de cyclistes en randonnée matinale attire autant de hargne de la part des passants. Leur crime : porter des shorts et des maillots moulants.
Dans ce pays du sud de la péninsule arabique que même les spécialistes les plus érudits du Moyen-Orient peinent à comprendre, les 11 athlètes de la Fondation nationale de cyclisme du Yémen sont une incongruité. Et le reflet des luttes et des clivages au sein des groupes qui composent la société yéménite, l’une des plus jeunes du monde — 75 % de ses 24 millions d’habitants ont moins de 30 ans. Ici, où tout est politisé, ces cyclistes sont les acteurs d’une petite révolution tranquille.
Avec le printemps arabe de 2011, un vent d’espoir a soufflé sur de nombreux jeunes qui, galvanisés par la chute de dictateurs comme Ben Ali en Tunisie ou Moubarak en Égypte, ont pris d’assaut les rues yéménites. Ils ont réclamé — et finalement obtenu, en novembre 2011 — le départ du président de la république Ali Abdallah Saleh, avec l’espoir de voir leur pays faire enfin son entrée dans le XXIe siècle.
Pour les shabaab (les jeunes) comme pour les membres de l’équipe de cyclisme, les révolutions du printemps arabe représentaient la possibilité de rompre avec le népotisme, l’insécurité constante et la stagnation économique qui ont caractérisé le règne du président Saleh pendant 33 ans. Ces jeunes rêvaient d’un Yémen démocratique et séculier.
La réalité ne s’est pas révélée aussi simple. Le pays est toujours rongé par les graves pénuries d’eau, la malnutrition, le chômage des jeunes ainsi que la menace islamiste. Le Yémen doit faire face à l’émergence d’une bataille opposant deux camps : d’un côté les partisans de l’ancien régime, de l’autre la jeunesse activiste née des révoltes de 2011.
En première ligne du combat, le colonel Abdul-Ghani al-Whaji, dans la quarantaine. Au volant de son camion, il ouvre le chemin au groupe de cyclistes s’entraînant à travers champs de maïs et barrages militaires qui encerclent la ville.

Photo : Joe Sheffer
Les cyclistes à l’entraînement. Pour le colonel Abdul-Ghani al-Whaji, qui a formé l’équipe en 2003, le sport est une façon d’arracher les jeunes à l’influence des islamistes.
Cet influent haut gradé de la police de Sanaa, entraîneur de l’équipe depuis sa création, en 2003, se bat depuis des années contre la corruption et l’influence des islamistes sur la jeunesse de son pays. Les athlètes qu’il dirige ont de 22 à 28 ans et sont, pour la plupart, au chômage. « Si nous [les autorités yéménites] ne sommes pas les premiers à contacter les jeunes et à tisser des liens avec eux, d’autres personnes le feront à notre place. Ces mêmes personnes ont déjà des projets pour la jeunesse des quartiers pauvres de Sanaa », affirme-t-il en faisant allusion aux islamistes.
En 20 ans de carrière, Abdul-Ghani al-Whaji est également l’un des rares commandants de police qui ont osé s’attaquer à la corruption et à la fraude au sein de leurs propres rangs. Son combat ne lui a pas valu que des applaudissements de la part de ses collègues. Au Yémen, les autorités sont plus connues pour leur attachement à l’ancien régime et à ses méthodes musclées et corrompues qu’elles ne le sont pour leur engagement social.
Le colonel s’est d’ailleurs récemment imposé un congé « de jardinage » — comme il se plaît à le dire — sans solde, en attendant que certains de ses collègues soient « amenés devant les tribunaux ». Depuis, ce sportif de longue date consacre son nouveau temps libre et ses ressources à l’équipe. « Le sport est une façon d’engager les gens afin de construire une société civile et séculière, loin de l’extrémisme religieux et du terrorisme », explique-t-il.
Perché sur son vieux vélo, Yusuf al-Bandani entame sa première ascension de la journée. Il gravit les montagnes escarpées et blanchies par le soleil qui entourent la capitale, tel un champion sorti tout droit des années 1980. À la faveur d’une pause, il jette un regard sur la cicatrice qui marque son bras droit. « Nous étions en train de nous entraîner pour une compétition régionale près de la province de Lahj lorsqu’un VUS a percuté de plein fouet quatre d’entre nous. Nous avons tous eu besoin de points de suture. L’un de nous a même dû être opéré au bras », raconte le cycliste d’un air détaché en haussant les épaules.
Ce genre de danger n’est qu’un des nombreux soucis auxquels se heurtent les jeunes sportifs. Faute de financement, l’équipe a dû renoncer à participer au Championnat des clubs arabes, qui se déroulait aux Émirats arabes unis en novembre dernier et pour lequel elle s’entraînait depuis des mois. Sans argent, les athlètes ignorent quand ils pourront enfin réaliser leur rêve de concourir sur la scène internationale.
Attablés confortablement dans un café de la capitale, les cyclistes, qui arborent toujours leurs maillots aux couleurs vives, se reposent après l’entraînement en dégustant un chai-haleeb, sorte de thé régional sucré et laiteux. « Au Yémen, le cyclisme est une passion qui n’est pas engourdie par le qat [une plante aux propriétés narcotiques largement consommée au pays] et qui n’est pas touchée par la corruption du gouvernement. C’est séculier. C’est civil. C’est le Yémen que nous espérons », conclut Yusuf en enfourchant sa bicyclette pour rentrer chez lui.
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