Jérôme Lussier et la trahison de la démocratie

Mardi, 14 Octobre 2014 18:57 Frédéric Bastien
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Photo: Darryl Dyck/La Presse Canadienne

Photo: Darryl Dyck/La Presse Canadienne

PolitiqueLe 23 septembre dernier, la Cour supérieure a condamné un journaliste à verser 7 000 dollars à un couple dont la femme portait le niqab dans un marché aux puces de Québec. Mon texte sur cette affaire a suscité de nombreux commentaires, notamment la critique acerbe de mon collègue blogueur Jérôme Lussier.

Pour ce dernier, ma critique revient notamment à dire qu’une femme voilée ou portant le niqab n’a plus aucun droit à la vie privée, contrairement aux autres qui ne le portent pas — une façon de sous-entendre que je stigmatise les minorités.

Ce qui est réellement en cause ici est le fait de véhiculer un message publiquement. Si je déambule dans la rue le visage maquillé aux couleurs du drapeau du Québec ou du Canada, ce geste est porteur d’un message patriotique destiné à autrui.

En toute cohérence, comment pourrais-je plaider mon droit à la vie privée pour qu’une photo de moi ne soit pas publiée ? Ce qui vaut pour les couleurs de la nation vaut certainement aussi pour un niqab.

Venons-en maintenant aux propos les plus surprenants de mon détracteur. Pour Jérôme Lussier, critiquer les chartes revient à prôner un retour au «mob rule», à une conception médiévale de la société où la majorité peut, au gré de son humeur, tyranniser les minorités.

Selon mon collègue, les chartes empêchent «les sociétés de répéter les graves erreurs du passé : totalitarisme, lynchages, génocides, politiques discriminatoires visant une race ou une religion minoritaire».

Nous voici dans le grand récit chartiste, une mystification visant à nous faire croire que nos droits n’étaient pas protégés avant l’avènement des chartes, contrairement à maintenant.

Ce discours ne résiste absolument pas à l’épreuve des faits.

Prenons le totalitarisme allemand et le génocide des juifs. Monsieur Lussier semble ignorer que la république de Weimar, le régime démocratique ayant précédé le nazisme, incluait dans sa constitution une charte des droits. Cela n’a aucunement empêché Hitler de se livrer aux crimes odieux que l’on sait.

Poursuivons avec l’exemple des États-Unis, un pays qui s’est doté d’une charte des droits en 1791. Ce régime a tout de même permis à la Cour suprême de confirmer la légalité de l’esclavage en 1857, une pratique qui a été abolie six ans plus tard par Abraham Lincoln — un politicien représentant cette majorité qui serait supposément toujours prompte à violer les droits des minorités.

Mais les chartes empêcheraient les lynchages, suivant Lussier. Justement, après la fin de la guerre civile américaine, cette pratique visant les Noirs est restée répandue dans le Sud malgré le Bill of Rights. Il faudra attendre un siècle pour que les élus de la majorité prennent une série de mesures afin de mettre fin aux multiples violations des droits de la minorité.

Pour prendre un autre exemple américain : de 1993 à 2011, les homosexuels dans l’armée ne devaient pas dévoiler leur orientation sexuelle. Ceux qui l’avouaient ne pouvaient servir sous les drapeaux.

Encore une fois, la charte n’y a rien changé. C’est en 2011 qu’un politicien élu par la majorité, le président Barack Obama, a mis fin à cette situation.

Au Canada, notre charte n’a aucunement protégé les droits de Maher Arar. Ce citoyen canadien d’origine syrienne a vu son pays d’adoption partager, avec les États-Unis, des renseignements confidentiels. Cela a permis aux Américains de l’arrêter lorsqu’il séjournait chez eux, et de le déporter en Syrie pour qu’il y soit torturé. Mais quand l’affaire a provoqué une tempête au parlement et de l’indignation au sein de l’opinion publique, le gouvernement a soudainement réussi à le ramener au pays, s’est excusé et lui a versé dix millions de dollars.

Comme on peut le voir, le respect des droits fondamentaux n’est pas du tout assuré dans les pays qui se sont dotés d’une charte ; en tout cas, certainement pas plus qu’il l’est dans un pays comme l’Australie, qui n’a pas de législation équivalente.

Pourquoi, alors, certains — comme Jérôme Lussier — ne jurent que par cet outil juridique ?

Parce qu’il donne beaucoup de pouvoirs aux avocats comme lui, aux juges et aux autres bien-pensants qui visent à dompter la collectivité pour la rendre toujours plus tolérante, égalitaire, inclusive et politiquement correcte. C’est ce qu’a si bien décrit l’essayiste américain Christopher Lasch dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie.

Pour ceux qui épousent cette idéologie, le problème vient de la majorité, qui n’a pas envie de participer à cette entreprise de réingénierie sociale.

C’est ici que la charte intervient. Elle permet de se tourner vers les tribunaux pour obtenir ce que l’on n’obtiendrait jamais démocratiquement dans l’arène politique. Les demandes de groupes considérés comme étant politiquement corrects par l’intelligentsia, notamment les immigrants, sont présentées comme relevant des droits fondamentaux, immanents et inaliénables. Ce que la majorité refuse politiquement, on lui impose en recourant à la charte et aux tribunaux.

Pour oser défendre ce point de vue, Jérôme Lussier traite les gens comme moi d’exaltés. «Je me retiendrai d’écrire ici tout ce que je pense de ce texte», dit-il, sous-entendant que ma pensée est tellement infecte qu’elle mérite un chapelet d’insultes impubliables.

En cela, mon collègue incarne totalement la réaction des bien-pensants, tel que décrite par Christopher Lasch. Quand ils sont contredits, «ils affichent la haine venimeuse qui se dissimule sous le visage souriant de leur bienveillance… L’opposition les amène à oublier la vertu libérale qu’ils affirment préconiser. Ils deviennent irascibles, outrecuidants et intolérants».

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À propos de Frédéric Bastien

Frédéric Bastien est professeur d’histoire au Collège Dawson et l’auteur de La Bataille de Londres : Dessous, secrets et coulisses du rapatriement constitutionnel. Il détient un doctorat en histoire et politique internationale de l’Institut des hautes études internationales de Genève.

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